LE RISQUE POUR LE SÉNÉGAL DE DEVENIR UN NARCO-ÉTAT

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Le Giaba a régulièrement pointé du doigt le secteur de l’immobilier et les réseaux informels de transfert d’argent et d’importation de véhicules, devenus des boulevards prisés des «blanchisseurs»

Quand on suit les grandes chaînes d’information ces derniers mois, notamment depuis le mois de juin 2019, les informations principales sur le Sénégal portent sur des opérations de saisie de grosses quantités de drogue dure en provenance d’Amérique latine. Si donc de telles opérations ont pu se faire, c’est sans doute parce que notre pays a mis en place un système de lutte et de traque efficace, en relation avec de nombreux autres pays engagés à combattre le grave fléau du trafic international de drogue dure. On peut donc s’en féliciter et encourager les agents de l’Etat qui ont réussi de pareils succès. Toutefois, on pourrait se dire que si des quantités record de drogue ont pu être saisies à bord de navires faisant escale à Dakar ou arraisonnés dans les eaux territoriales sénégalaises, d’importantes autres quantités ont pu passer à travers les mailles des filets des garde-côtes ou de la Douane sénégalaise. Combien d’embarcations, notamment des vedettes rapides, passent au large des côtes sénégalaises sans être inspectées ou contrôlées ? Il suffit d’être dans un avion qui effectue son approche des aéroports de Dakar ou de Diass pour observer l’important trafic de petites embarcations rapides qui sillonnent les eaux sénégalaises ou internationales. La marine et la Douane sénégalaise ont pu se doter d’équipements nouveaux et opérationnels qui ont permis d’engranger d’excellents résultats dans la lutte contre le trafic international de drogue. L’Armée de l’air attend la livraison de nouveaux appareils pour mieux surveiller et sécuriser nos eaux territoriales. Quelle était la situation avant l’arrivée de ces nouveaux équipements ? Aussi, depuis que d’importants changements ont été opérés dans les services de douane et de sécurité au niveau du port de Dakar par exemple, on a pu observer une sorte de démantèlement de grands réseaux de trafic de drogue à travers des navires de marchandises arrivant à Dakar. L’importance des saisies est telle qu’on en arrive à se demander si cette nouvelle situation ne serait pas consécutive à des déplacements d’agents dans ces services de lutte contre le trafic des drogues. Autrement dit, qu’en était-il alors avant ces mouvements de personnels ?

Dans les réseaux sociaux, on a vu circuler des vidéos censées être des films d’opérations d’exfiltration de grosses quantités de drogue à partir de navires accostés au port de Dakar. Des personnes se mettaient à changer les roues de véhicule pour les remplacer par des roues préalablement bourrées de sachets de drogue. On nous dit que le film n’avait pas été tourné au Sénégal. Soit ! Mais on peut bien augurer que cela aurait pu être à Dakar quand on voit ce qui se passe maintenant avec des agents de manutention qui arrivent à sortir du port de grosses quantités de drogue saisies (comme sur le navire Nigeria Grande).

L’histoire du Nigeria Grande, où plusieurs tonnes de cocaïne avaient été découvertes dans des malles de voiture en provenance du Brésil, renseigne sur l’ampleur de ce trafic. Ce navire qui avait déjà été arraisonné en 2018 au Brésil, avec dans ses cales plusieurs tonnes de drogue, continuait tranquillement de faire des navettes entre le Brésil et l’Angola, en passant toujours par Dakar. Le 2 août 2019, un container de 4,5 tonnes de cocaïne avait été saisi au port de Hambourg en provenance de Dakar. La drogue était présentée comme des graines de soja.

Le monde surveille le Sénégal

On ne le dira jamais assez, les saisies de drogue à des proportions aussi importantes ne sont pas un phénomène nouveau au Sénégal. En matière de trafic de drogue dure, le Sénégal avait fini d’inquiéter la communauté internationale. Déjà, on peut se rappeler qu’en 2007, l’Office de lutte contre la drogue et le crime de l’Onu (Unodc) prévenait : «L’importance grandissante de l’Afrique de l’Ouest comme région de transit et de stockage de la cocaïne est apparente dans les statistiques des saisies récentes dans les pays européens et d’Amérique latine. Sur les 5,7 tonnes de cocaïne saisies de janvier à septembre 2007 en Afrique, 99% ont été réalisées en Afrique de l’Ouest : 2,4 tonnes ont été saisies au Sénégal en juin 2007 et presque 1,5 tonne saisie en Mauritanie entre mai et août 2007.» Le fléau avait pris une telle ampleur que des voix s’étaient élevées avec véhémence pour pousser le gouvernement du Sénégal à criminaliser l’infraction de trafic international de drogue dure, en corsant davantage le dispositif de répression. Le Sénégal a aussi pu être victime de sa situation géographique qui en fait un carrefour entre l’Amérique latine et l’Europe. Aussi, la faiblesse des dispositifs sécuritaires dans des pays voisins, comme la Gambie et la Guinée Bissau, a rendu encore plus ardue la tâche des agents préposés à la lutte contre le trafic de drogue. Il y a quelques années de cela, c’était un secret de polichinelle que de hautes autorités de la Gambie et de la Guinée Bissau étaient mêlées au trafic international de drogue dure. La Guinée Bissau a été officiellement désignée par l’Office des Nations unies de lutte contre le crime et la drogue, de «narco-Etat». Le circuit de la drogue alimentait également les fonds de guerre de groupes rebelles armés en Casamance et certains autres réseaux terroristes.

Des pirogues transportant de la drogue sont régulièrement saisies sur les côtes de Casamance, de Mbour ou Saly. Par voie terrestre, d’importantes quantités de drogue entrent au Sénégal par la Gambie, les deux Guinées voisines et le Mali. Les îles du Saloum ont commencé par se transformer en zone de stockage de la drogue. Un Espagnol y avait par exemple installé une usine de traitement de poisson qui était plutôt un laboratoire de conditionnement de drogue dure. Nous écrivions dans ces colonnes, le 6 novembre 2012, que «c’est devenu un lieu commun de dire que le Sénégal constitue aujourd’hui une plaque tournante du trafic international de la drogue. Dans certains bars, restaurants, dancings de la station balnéaire de Saly Portudal, on parle plus l’espagnol et le portugais que le français. C’est dire que les Latino-américains et autres ressortissants de Guinée-Bissau et de pays lusophones y ont étendu leurs tentacules. Les agents des douanes et les gendarmes de la zone avouent leur impuissance de lutter contre ce trafic dont les acteurs disposent d’une énorme puissance financière et de moyens logistiques qui leur donneraient le complexe. La nuit, des vedettes rapides se lancent en haute mer pour prendre des livraisons fournies par des bateaux positionnés à la limite des eaux sénégalaises».

Dans la foulée, le journal Sud Quotidien rappelait en juillet 2007 que «de Thiadiaye à Joal-Fadiouth, en passant par Saly Portudal, Mbour et Nianing, des quantités énormes de drogue ont été saisies. Plusieurs tonnes de chanvre indien et une tonne de cocaïne détruite sous la direction des autorités judiciaires en témoignent». En effet, des Vénézuéliens, Colombiens et Equatoriens avaient été interpellés dans le cadre d’enquêtes sur des saisies record de cocaïne. Un trafic qui s’internationalise de plus en plus, avec Saly comme carrefour, une plaque tournante du trafic de drogue. Le journal Le Témoin de renchérir dans sa livraison du 4 août 2013 en indiquant «quand Espagnols et Colombiens règlent circulation des personnes et des… drogues». La pègre est bel et bien là depuis longtemps.

On voit bien que les informations sur des saisies de drogue au Sénégal deviennent un fait courant dans les médias sénégalais.
Il s’y ajoute que les autorités gouvernementales du Sénégal s’étaient, on ne peut plus trop mal, comportées dans la gestion des affaires de trafiquants de drogue arrêtés. Le baron nigérian de la drogue, John Ezy Obi, avait mis à mal les institutions judiciaires et l’Administration pénitentiaire sénégalaise, car il continuait, depuis sa cellule de prison au Sénégal, de diriger son réseau de trafic et bénéficiait de traitements princiers en détention. Les liens de John Obi avec certains cartels de drogue d’Amérique latine avaient fini d’être connus. Le phénomène est d’autant plus inquiétant que les trafiquants de drogue trouvaient des soutiens ou des complicités aux niveaux les plus élevés de l’Etat. La preuve ? Un garde du corps du Président Wade s’était permis de proposer à un haut magistrat de mettre à sa disposition plus de 500 millions de francs pour qu’il jouât sa partition dans l’opération d’achat d’une liberté provisoire pour le trafiquant de drogue nigérian John Obi, alors en détention provisoire. Cette affaire scabreuse avait défrayé la chronique des médias. Le Sénégal était devenu un Etat narcotrafiquant, au point que des agents du Fbi s’étaient permis, en 2011, de fouiller la suite du Président Wade en visite à New York. On s’imagine bien que les autorités américaines n’auraient pas pris de tels risques diplomatiques si elles n’avaient pas des informations quant à l’implication du premier cercle du Président Wade dans le trafic international de drogue. Plus grave, le dernier décret signé par le Président Abdoulaye Wade, avant de passer le pouvoir à son successeur Macky Sall, avait été d’accorder une grâce à une citoyenne sud-africaine, Johanna Susarah Mehring, condamnée en mars 2011 à 10 ans de travaux forcés pour trafic international de drogue à Dakar. La passation de pouvoirs entre les Présidents Wade et Sall, le 2 avril 2012, avait été retardée, le temps de laisser décoller de Dakar le vol de la South african airways en partance pour Johannesburg et avec Mme Mehring à bord. La réputation du Sénégal en a souffert.

La responsabilité de Macky Sall devant l’histoire

Le Président Macky Sall a toutes les bonnes raisons pour traquer l’argent sale dans les circuits économiques du pays.
Déjà, il avait stigmatisé le 26 octobre 2012 la gangrène de l’argent sale dans l’économie sénégalaise. Ironie du sort, en juillet 2013, la Police sénégalaise avait été secouée par un scandale mettant en cause des gradés qui s’accusaient mutuellement de couvrir des réseaux de trafic de drogue dure. Le Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (Giaba) a régulièrement pointé du doigt le secteur de la construction immobilière et les réseaux informels de transfert d’argent, ainsi que ceux de l’importation de véhicules qui sont aussi devenus des boulevards prisés par les «blanchisseurs». Qui ne voit pas à Dakar la frénésie d’achats d’appartements et de villas de luxe par de jeunes personnes provenant de pays voisins du Sénégal ? Qui ne voit pas les dépenses frénétiques dans les boîtes de nuit et autres lieux de lucre à Dakar ? Qui ne voit pas les folles sommes d’argent remises publiquement à des chefs religieux sans pour autant que nul ne cherche à en savoir l’origine ? Qui ne voit pas les pratiques, qu’on ne trouve que dans les aéroports du Sénégal, où des personnes escortent des voyageurs de la coupée de l’avion à leur voiture et vice-versa ? Cette pratique qui a été décriée par les médias a été transposée de l’aéroport Léopold Sédar Senghor au nouvel aéroport Blaise Diagne de Diass. Si par exemple, comme il y a quelques semaines, un réseau de passeurs de voyageurs clandestins a été démantelé à l’aéroport de Diass et impliquant de hauts responsables de la Police nationale, on peut bien s’imaginer que des trafics de drogue, avec les colossaux enjeux financiers qu’ils comportent, pourraient également y avoir libre cours.

Quel dispositif de vérification et de contrôle des cargaisons et autres bagages a-t-il été mis en place au niveau de l’aéroport Léopold Sédar Senghor concernant les vols privés et militaires ? Qui n’a pas connaissance que des avions militaires, opérant dans la sous-région, avaient déjà été utilisés dans d’autres pays pour transporter des marchandises non déclarées ? Les autorités policières et douanières pourront toujours tout faire, autant qu’elles pourront, pour traquer et arrêter des trafiquants de drogue, mais si n’importe quel juge se permettait de libérer des trafiquants notoires de drogue, force est de dire que les autorités gouvernementales ne pourront que faire le constat.

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